Je suis née en décembre 1952, mon enfance coïncidait alors avec les débuts de la « petite stabilisation » de la période de Gomulka, c’est-à-dire les débuts de la grande stagnation en Pologne.
Jusqu’à l’âge de 7 ans j’ai été élevée par mes grands-parents, ce qui m’a considérablement façonné. A la maison c’était moi la personne la plus importante. Tout le monde s’occupait de moi et avait du temps pour moi. On me lisait des livres, on discutait avec moi, on me racontait des contes et des histoires, on m’a chanté des chansons pour m’endormir, nourrissant ainsi mes appétits artistiques.
La chose qui m’a le plus impressionnée à mon arrivée de chez mes grands-parents à Varsovie, fut un téléviseur. Je me souviens que je suis entrée dans notre appartement et je suis tombée nez-à-nez avec Władyslaw Gomułka prononçant son discours. Je n’ai pas pu détacher mes yeux et j’ai compris : je veux être là, là où il y a le téléviseur ! Avec ma toute première paie j’ai acheté à mes grands-parents une télé. Ils ne la regardaient que lorsque j’y passais. Ils s’endimanchaient pour l’occasion et faisaient le grand ménage à la maison. En dehors de ces moments, la télévision n’avait aucun intérêt pour eux. Ce qu’ils aimaient, c’était la radio.
Sur son lit de mort, avec son dernier souffle, ma grand-mère a dit toute son amertume et son reproche : « Krysia a fini actrice ! » — exprimant ce qui visiblement était pour elle honte et déception.
Remontant à mes 7 ans – ce fut la période où j’ai commencé à apprendre à jouer du piano, le français et l’espagnol. Les parents voulaient nous occuper, ma petite sœur et moi, avec quelque chose, de sorte qu’on ne fasse pas de sottises.
Ma plus grande découverte à l’époque fut une bibliothèque publique située dans le voisinage. Nous avons toutes les deux commencé à lire sans discontinuer, y compris la nuit, avec nos lampes de poche sous la couette. Un livre par jour. J’ai commencé par les auteurs dont les noms commençaient par « A », au hasard. Personne ne me conseillait quoi lire. Je ne sais pas ce que je comprenais de ce que je lisais, mais je lisais. Y compris les livres dont les titres contenaient des mots tels que « amour » ou « péché ». C’est ainsi que j’ai lu Histoire d’un péché de Stefan Żeromski à l’âge de 9 ans. Des années plus tard, lorsque j’ai vu le film de Borowczyk tiré de ce roman, j’ai été rappelée à mon enfance – visiblement le réalisateur ne l’a pas plus compris que moi.
Je suis tombée amoureuse pour la première fois pendant une colonie de vacances pour enfants d’employés de la société Ursus – fabricant de tracteurs agricoles. Au retour, suite à ma séparation avec mon bienaimé, je pensais que j’allais mourir. J’ai passé trois jours alitée, refusant de boire et de manger.
Après trois jours, pour impressionner mes copines et exorciser ma souffrance, j’ai prétendu apprendre le chant et j’ai chanté des airs d’opéra pour soprano dans des langues étrangères. Ensuite, toujours pour impressionner les copines et me singulariser, je me suis mis une jambe derrière le cou et on a dû appeler une ambulance. Une ambulance ? Quelle idée ? Pour une jambe derrière le cou ? Que pouvaient-t-ils faire ? Peut-être une injection relaxante ? J’ai été battue par une copine dont la mère était une prostituée et qui a déclaré qu’elle aussi voulait devenir une pute. J’ai perdu ma superbe. Je savais que je ne pouvais pas surenchérir sur une telle chose…
En même temps que l’école primaire, j’ai commencé à fréquenter une école de musique, à laquelle j’allais en train. Je me souviens d’avoir eu les mains et les genoux complétement gelés en attendant le train. Je me souviens encore très bien des cours de chorale, des leçons de piano et du cauchemar de la dictée musicale. Je me souviens aussi de mon grand étonnement que des élèves plus âgés, adultes même, puissent me draguer. J’ai considéré qu’ils étaient des pervers et c’était le cas. Pendant trois ans d’école de musique je fuyais devant un pédophile roux, mais j’ai toujours réussi à le semer. Il a chanté avec moi dans la chorale de l’école et il était un ténor. Je n’ai parlé à personne de mes soucis, pensant que c’était normal et que la vie est ainsi faite. Heureusement, ce pédophile avait peur de notre chien.
Je ne sais pas quelle mouché m’a piquée, j’ai répondu à une annonce dans le journal, j’ai remporté la sélection et j’ai commencé à fréquenter en même temps une école de danse classique auprès de l’Opérette de Varsovie. Cela m’a valu deux années de prouesses en gymnastique, une souplesse improbable et de bonnes connaissances en histoire de la danse. Heureusement, il s’est avéré que j’ai une déformation à la colonne vertébrale. Elle m’a sauvé d’une carrière de danseuse, achevée selon toute vraisemblance sur de médiocres performances à l’âge de 35 ans.
Dans le même temps, de manière inattendue même pour moi, j’ai réussi le concours d’entrée au Lycée des Beaux-Arts de Varsovie. L’école probablement la plus élitiste à l’époque, ayant le statut d’école expérimentale. Là-bas j’ai compris ce qu’est la liberté, l’avant-garde, l’originalité, l’extravagance, la personnalité, l’art, même si à l’époque je comprenais tout cela seulement dans un sens plutôt étroit. Le plus important de ce que j’ai compris là-bas, c’était que l’art ne doit pas nécessairement être compris, justement parce que c’est l’Art, et non pas quelque chose à comprendre. Et aussi que l’art ce ne sont pas des chichis, contrairement à ce que pensait mon père. A l’évidence j’étais très jeune.
Mon lycée était totalement apolitique et au fond antisocialiste. Il n’y a jamais eu de commémoration de la victoire du socialisme, de soirées en l’honneur de grands communistes ni de qui que ce soit d’autre. On y cultivait la liberté de penser. Une fois par exemple mon professeur de chimie m’a libéré de son cours parce que je lui ai dit que je devais absolument aller voir Pierrot le Fou au cinéma et que la dernière séance à Varsovie allait commencer. Il a dit qu’aucune leçon de chimie ne peut donner autant que Godard. Après 1968, notre directeur et fondateur de l’école Antoni Mączak et son directeur adjoint de Włodzimierz Tiunin ont été expulsés et on a « remis de l’ordre » dans notre établissement. Mais à cette époque j’ai commencé déjà à savoir qui j’étais et ce qui se passait autour. J’ai commencé à comprendre où je vivais. Il s’est avéré que les études et le temps passé dans cette merveilleuse école secondaire, m’ont donnée d’excellents fondements pour tout. La seule chose qui clochait chez moi, c’était la création. Alors que mes collègues peignaient aisément de tableaux abstraits, mes tableaux, mes sculptures, mes compositions étaient pour mes enseignants «trop théâtrales».
J’ai lu les premiers livres de Gombrowicz, Soljenitsyne, Herling-Grudziński, publiés à Paris par Kultura – l’institut littéraire Polonais en exil. Plus tard ce fut le tour de Bukowski et de Lolita de Nabokov. Immédiatement «les flammes de la créativité», au sens large, m’ont absorbées. J’ai peint, sculpté, écrit, composé et dansé dans un feu ardent.
Pendant un moment j’ai rejoint les hippies, qui m’ont envoyé voler au supermarché. Je ne savais pas le faire et je me suis dégonflée.
Je suis tombée amoureuse deux fois de suite, sans intervalle entre les deux et la deuxième fois me paraissait très sérieuse. J’ai de nouveau jeûné par amour. Nota bene, en marge ou entre parenthèses, pendant mon divorce quelques années plus tard j’ai perdu dix kilos et il ne restait que les os. Ça saute aux yeux dans le film Le Chef d’orchestre. J’ai toujours payé l’amour par la faim. Après cela, je suis tombée amoureuse pour de vrai et pour 30 ans et alors j’ai pris du poids.
Par un concours de circonstances et tout à fait inopinément je me suis présentée à l’examen d’entrée de l’École Supérieure d’Art Dramatique, section Acteurs au lieu de celui de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, trois rues plus loin. Je fus admise sans vraiment comprendre ce que cela impliquait. J’y suis venue par instinct ou à cause d’un pressentiment. Un mois plus tard je savais que c’était ma place. J’ai rompu avec mon fiancé car cet amour se dressait sur le chemin de mes nouvelles passions — le jeu et le théâtre. J’ai dit à mes parents que je faisais les études en littérature polonaise et j’ai réussi à entretenir ce mensonge toute une année.
Après la première année on m’a accordé un cursus individuel. Mon maître de conférences, le professeur Jan Kreczmar, bien que mourant, avait envoyé cette décision de l’hôpital. Cela m’a étonné. En même temps, en pratique cela n’a eu presque aucune conséquence. A cette époque j’ai juste compris qu’il voulait suggérer à d’autres enseignants de me permettre de faire à ma façon. La professeure Rena Tomaszewska, qui au demeurant ne m’a jamais enseigné, avait dit de moi que j’étais travailleuse et avide. J’ai pris cela comme une insulte. Il n’en reste pas moins que j’ai traversé la période de mes études de théâtre comme en rêve. C’était enivrant.
De nombreux conférenciers ont fait sur moi une impression fulgurante. Lors de cours avec Tadeusz Łomnicki par exemple nous répétions la pièce Lalek de Zbigniew Herbert. Cela consistait à se lever de la position allongée par terre pendant 45 minutes — c’était à la fois une torture et une leçon de modestie et de persévérance. Le chant avec le professeur Bardini et sa brutale vérité: « Comprenez qui vous êtes et acceptez-le. Ne faites pas semblant d’être quelqu’un d’autre. Regardez comment la carrière de Kalina Jędrusik s’est effondrée lorsque qu’elle a maigri parce que son mari l’a convaincue qu’elle était une Marylin Monroe Polonaise. »
Il y avait aussi la professeure Janina Romanówna avec son englobante et omniprésente féminité et sa grâce. L’observer permettrait de pressentir ce qu’une femme peut être ; à quel point c’est un être magnifique et éphémère, une apparition innocente. Époustouflante, incohérente et capricieuse. Dans une réalité socialiste il n’y avait plus de femmes comme elle. J’en connaissais seulement de débrouillardes, fortes, résistantes et courageuses. Des conductrices des tracteurs ou des imprévisibles comme celles du Lycée des Beaux-Arts.
Je suis tombée amoureuse d’Andrzej Seweryn, qui donnait un cours en tant qu’assistant de Tadeusz Łomnicki. À la fin de la troisième année je suis tombée enceinte parce que j’étais convaincue que la quatrième année d’études en art dramatique était superflue et, surtout, pour éviter d’aller à Leningrad (St Pétersbourg aujourd’hui). J’avais été invitée pour y terminer mes études et obtenir leur diplôme, parce que selon eux j’avais un grand talent mais aucune technique. C’était censée être une distinction, mais pour moi cela aurait été un exil et à ce jour je n’ai pas changé d’avis. Rien qu’à y penser, je sentais les odeurs de pisse dans les portillons et de l’huile rance. C’était pour moi une annonce de l’obligation d’imiter bêtement leurs méthodes étranges. Je ne voulais pas aller là-bas mais le refus aurait été politiquement risqué pour l’école. Je pouvais sauver l’école, son recteur M. Łomnicki, son doyen M. Łapicki et moi-même, uniquement grâce à ma grossesse.
En septembre 1974, après ma troisième année d’études, j’ai épousé Andrzej Seweryn, engagé une bonne et j’ai quitté la maison de mes parents. J’ai emménagé Place du Sauveur à Varsovie et enceinte de 5 mois je suis montée pour la première fois sur les planches dans le spectacle Les Trois Sœurs de Tchekhov sous la direction de mon bien-aimé professeur, Aleksander Bardini. Il était mon mentor et il le fut à jamais. Lui, il n’y comprenait rien à ma grossesse ni à mon mariage. Il considérait – ce que je ne comprenais pas vraiment, que j’avais un potentiel mais que ma vocation était avant tout celle d’une amante et non pas d’une épouse. Il m’avait dit que c’était justement la raison pour laquelle il m’avait confié le rôle de Macha, l’amante éternelle de Tchekhov dans Les Trois Sœurs.
Le jour de la diffusion de ce spectacle à la télévision, j’ai reçu des coups de fil de probablement tous les directeurs des théâtres de Varsovie à l’époque avec des propositions d’engagement. J’étais enceinte jusqu’aux dents, mon chat venait tout juste de se faire tuer, alors j’étais en pleurs et je n’y entendais rien. A la fin du compte j’ai rejoint la troupe du Théâtre Ateneum, où travaillait mon mari. Ce n’était pas un très bon choix – bien que j’ai été aimée et appréciée par le directeur, M. Warmiński, ce sentiment n’était pas du tout partagé par son épouse et la première actrice du théâtre, Aleksandra Śląska. Je n’ai donc pratiquement pas pu « gouter » au grand répertoire.
Celui qui m’a sorti de là 11 ans plus tard, ce fut Zygmunt Huebner, le directeur du Théâtre Powszechny, où j’avais joué déjà avant en tant qu’invitée. Pour mon premier rôle en tant que membre de sa troupe il m’avait confié Médée, pour laquelle j’avais ensuite reçu tous les prix possibles dans le monde du théâtre. Je dois dire cependant qu’indépendamment de ces péripéties dans les deux théâtres j’ai toujours été heureuse avec le public.
Mais reprenons dans l’ordre. Il y avait donc Masha au théâtre à la télévision, puis en mars 1975 l’accouchement et ma fille Marysia et les heures passées à me balancer sur le fauteuil à bascules avec l’enfant au sein et la conviction que ma carrière est finie. J’ai passé une année à la maison sans recevoir aucune proposition. Puis, soudainement, en l’espace de cinq mois, Aniela, dans le Les Vœux d’une jeune fille au théâtre Ateneum, Dorian Grey dans le Portrait de Dorian Grey au Petit Théâtre, Agnieszka dans L’homme de marbre de Wajda et la rencontre avec Marek Grechuta et la chanson Le chewing gum au Festival d’Opole. A cause de cette chanson toute la Pologne m’avait remarquée, car la télévision la rediffusait toutes les 15 minutes pendant des mois. Je dois cette popularité à la télévision et surtout à Mariusz Walter, son directeur qui a été un grand fan de ma prestation à Opole.
Il y avait donc L’homme de marbre et tout ce qui s’en est suivi. Au cours de ces premières années j’ai joué principalement au cinéma et le plateau était ma maison. Je tournais, tournais et tournais encore. Parmi d’autres films, j’en ai fait quarte avec Andrzej Wajda et c’étaient ceux-là qui ont établi ma position dans le monde du cinéma, y compris à l’étranger. Avec les rôles joués chez Wajda, je me suis retrouvée dans l’encyclopédie du cinéma en tant que son actrice fétiche. Jean-Luc Godard a écrit un grand essai sur moi et sur mon rôle dans L’homme de marbre dans les Cahiers du Cinéma. Si je me rappelle bien, il parlait de mon regard critique et de ma liberté personnelle. J’ai commencé à recevoir des propositions de rôles provenant de l’étranger. Pendant tout ce temps j’ai également joué de temps à autre au théâtre, y compris en Italie. Au cours de ces années j’ai joué en tout une dizaine de rôles cinématographiques à l’étranger et j’ai remporté plusieurs prix avec Laputa de Helma Sanders-Brams.
En Pologne aussi j’ai tourné un film après l’autre, parfois quatre par an, et je suis devenue l’actrice phare de ce qu’on appelait le cinéma de l’inquiétude morale. Le film L’interrogation, n’étant jamais sorti officiellement et interdit pendant les dix premières années par la censure, continuait à être visionné par des gens en secret – des copies clandestines circulaient, des séances étaient organisées dans des églises etc. Après le changement de régime j’ai reçu une Palme d’Or à Cannes pour ce rôle. Avant et après de nombreux autres prix m’ont été décernés, y compris la Coquille d’argent de San Sébastian.
Entre temps, pendant le tournage du Chef d’orchestre, j’ai divorcé avec Andrzej Seweryn et je me suis jurée de ne jamais me remarier. J’ai commencé une nouvelle vie avec Edward Kłosiński, un grand opérateur cinématographique, en concubinage. Quelques années plus tard nous nous sommes cependant mariés, mais uniquement parce qu’on refusait de nous domicilier ensemble dans notre nouvelle maison. Notre relation a duré 30 ans et aujourd’hui je peux dire qu’il fut l’homme de ma vie.
Pendant l’état de siège en Pologne avec mon mari et Marysia nous étions en France et en Allemagne, tournant deux films consécutifs. À mon retour j’ai continué à travailler, entre autres sur une série consacrée à Helena Modrzejewska. J’ai commencé à diriger.
Ma vie a complètement changé lorsqu’après des années d’essais j’ai donné naissance à deux garçons à un an et demi d’intervalle. J’ai pratiquement quitté la profession pour trois ans pour m’occuper d’eux et de leur éducation. Toutes les propositions reçues après la Palme d’Or se sont évaporées mais je ne l’ai pas regretté.
Au cours de ma grossesse j’ai commencé à publier une colonne que je continue à écrire sans interruption depuis plus de 30 ans. Ces articles ont été rassemblés en plusieurs livres, réédités jusqu’à présent.
J’ai enfin débuté en tant que metteur en scène de théâtre, de cinéma, de télévision et au bout du compte, également d’opéra. A présent je fais des mises en scène presque sans discontinuer. J’ai à mon compte plus de 30 réalisations de pièces de théâtre, 15 spectacles pour le théâtre télévisé, un long métrage et deux opéras. Mais avant tout je suis une actrice. J’ai incarné au total environ 180 rôles. Je ne les compte plus.
En 2000, j’ai lancé un site web et j’y avais tenu en continu un journal et répondais aux lettres des internautes. Cela a duré tant que le pouvoir n’a pas changé. Après le gouvernement et les gens sont devenus des loups et j’ai reçu une leçon douloureuse de l’intolérance humaine. Il n’en reste pas moins que ce site constitue une archive des plus complètes de mon activité. Elle témoigne de mon ouverture, de mon besoin de contacts avec des personnes, des spectateurs, des Polonais. Après l’avènement du parti Droit et Justice mon aversion envers cette idéologie, ma révulsion élémentaire et mon désaccord à l’égard de leur pensée, de leur action, de leur vision de la Pologne, des gens, de la culture, en commençant par les femmes, ont entraîné une haine mutuelle. Pour ma part c’était pour avoir dénaturé le sens des concepts fondamentaux tels que le patriotisme, la vérité, le mensonge, la justice, l’intégrité, l’humanisme. Pour nous avoir de nouveau retiré notre liberté. Pour leur part c’était parce que c’était moi. Pour la deuxième fois dans ma vie, je me suis vu interdire d’apparaitre et de travailler à la télévision publique. Si on parlait de moi c’était uniquement dans des contextes négatifs, avec de perpétuelles instigations contre moi. C’était une deuxième interdiction, parce qu’à l’époque j’ai été «interdite» par les autorités communistes.
Et de nouveau je suis allée de l’avant, cette fois à cause de ma haine envers les radicaux de droite. En 2004, avec mon mari Edward Kłosiński et ma fille Maria Seweryn nous avons fondé la Fondation Krystyna Janda Pour la Culture. En 2005, nous avons ouvert le premier théâtre, le Théâtre Polonia et après, en raison de son énorme succès en 2010 un deuxième, le Théâtre Och, rue Grojecka. Ces théâtres se sont rapidement fait une place et aujourd’hui les spectacles s’y jouent sans interruption sur quatre scènes avec un total de 800 places pour plus de 880 spectacles par an. C’est un record en Pologne. En été nous jouons également dans la rue, avec un répertoire spécialement adapté. Nous jouons sur la Place de la Constitution et devant le Théâtre Och dans la rue Grojecka. Ces spectacles attirent des foules. L’ensemble du projet a été inspiré par mon expérience de jeu à l’extérieur en Italie. La Fondation existe depuis 17 ans. Nous avons plus de 200 premières à notre actif, bien que depuis que le parti Droit et Justice est au pouvoir, l’État ne nous aide pas et entrave nos activités. Nous existons envers et contre ce pouvoir, j’espère encore pour longtemps.
J’ai près de 70 ans, d’importants acquis, un grand nombre de prix, de décorations et de médailles, que j’apprécie beaucoup, en particulier les titres décernés par le public : celui de l’actrice la plus importante du 20e siècle, de la personnalité du 25e anniversaire de la liberté de la République de Pologne, de l’actrice du centenaire de la cinématographie polonaise etc. J’ai également reçu la médaille de Charlemagne pour ma contribution à l’unification de l’Europe dans la catégorie «médias». Rien que cela.
En 2008, mon époux, Edward Kłosiński, est décédé. Un an après sa mort nous sommes parvenus à réaliser avec Andrzej Wajda le film Tatarak, qui d’une certaine manière préserve la mémoire de mon mari pour tous. C’est ce rôle et ce film que je considère être ma plus importante réalisation, aussi sur le plan professionnel. Depuis son décès j’ai vécu avec ma mère jusqu’à sa disparition en avril 2019. En octobre 2016 c’est Andrzej Wajda qui nous a quitté. Ainsi les événements les plus importants de ma vie ces dernières années sont les départs d’amis et de proches. Avec ces disparitions mon monde s’éteint et devient obsolète, bien que je me sente en pleine forme tant physique que mentale et débordant de l’énergie créatrice. Le tableau s’obscurcit peu à peu, pour paraphraser le titre de l’une des pièces du regretté Jerzy Grzegorzewski.
En 2018, au théâtre Polonia, Magda Umer a mis en scène un spectacle d’après le livre de Sabina Baral Notes d’exil. J’ai reçu de nombreux prix pour mon rôle dans ce spectacle que je considère comme l’un des plus importants de ma vie. Il est toujours à l’affiche. En 2018 j’ai également tourné en Italie dans le film Une douce fin de journée du réalisateur Jacek Borcuch. Pour mon rôle dans ce film j’ai reçu l’un des prix les plus importants de ma carrière au prestigieux festival de Sundance.
Je monte sur scène en permanence, plus de 200 fois par an, et je n’ai aucune intention de m’arrêter. Lorsque je ne joue pas je ne sais pas pourquoi j’existe.
En décembre 2022 j’aurai 70 ans. Je suis présidente de ma fondation, active en tant que metteur en scène et actrice. A présent j’ai six rôles dans mon répertoire et j’en prévois de nouveaux pour de prochaines saisons. Je mets en scène 2–3 pièces par an, y compris des opéras. Je vis à Milanowek, mes enfants sont adultes et vivent leur vie. Il y a en permanence 5–6 animaux qui trouvent un refuge dans notre maison. Ils s’y retrouvent de différentes manières, généralement après quelques malheurs. Ce sont les survivants, les malades et les sans-abri qui, dès leur arrivée, prennent le pouvoir sur le monde et sur moi. J’ai une peur bleue de la mort, parce que j’ai vu à de nombreuses reprises à quel point on meurt facilement et sans raison. C’est pour cela que j’ai peur de chaque jour à venir. Je pense que ma vie est réussie et heureuse. Je l’aime bien.
Je n’ai aucun regret ni prétention envers personne. J’aime partager avec les autres. Je n’ai pas le sentiment d’avoir des obligations ou une dette de gratitude envers quelqu’un. En même temps j’en ai des milliers tous les jours. Si quelqu’un pense autrement, qu’il n’hésite pas à me le dire. Je m’efforce de ne pas dire du mal de personne et de ne pas juger à la hâte mais j’ai un grand tempérament et des opinions tranchées. Je ne veux blesser ni traiter injustement personne, mais je crois que beaucoup de monde mériteraient qu’on leur remonte des bretelles. De l’autre côté je déteste les conflits. J’aime les gens, la vie et je n’imagine pas de vie sans art. Je crois que, grâce à l’art, même avec un petit «a» la vie, ma vie est intéressante et non pas futile. J’ai l’impression que dans ce que je fais il y a une once de vocation et cela est pour moi d’une grande importance.
Depuis le début de ma carrière, tous les 10 ans, Grzegorz Skurski, un documentaliste, a tiré de ma carrière un documentaire intitulé « L’Actrice ». Il y a trois films de ce type, le dernier de 2004, lorsque ma fondation Pour la Culture a été créée et que nous avons rénové l’ancien cinéma Polonia, en le transformant en Théâtre Polonia.
Avec mes salutations.