LES SACRIFIEES DU COMMUNISME S`EVEILLENT A LA LIBERTÈ
FEMMES DE L`EST
DE NOS SEPT ENVOYÈS SPÈCIAUX
AUX PAYS OÙ TOUT BOUGE
LE POIDS DU SYSTEME REPOSAIT AVANT TOUT SUR LEURS ÈPAULES. AU NOM DE LA SACRO-SAINTE EGALITE DES SEXES, ELLES TRAVAILLAIENT AUSSI DUR QUE LES HOMMES, AVEC, EN PLUS, LA PENURIE QUOTIDIENNE A ASSUMER. AUJOURD’HUI QUE LE VIEUX BLOC S’ECROULE, ELLES DECOUVRENT QUE LA VIE, CEST PEUT-ETRE
AUTRE CHOSE QUE LES REVEILS A L’AUBE, LES QUEUES DEVANT LES MAGASINS VIDES ET LES HUIT HEURES D’USINE PAR JOUR. ALIX DE SAINT-ANDRE, PHILIPPE TRETIACK, SYLVIE VERAN, FABIAN GASTELLIER, MICHELE FITOUSSI, PATRICIA GANDIN ET DANYELE DULHOSTE ONT ASSISTE A LEURS PREMIERS PAS DE FEMMES LIBRES.
LES ETERNELLES VICTIMES
PAR HELENE CARRÈRE D’ENCAUSSE*
Avant la révolution, Lénine vécut entouré de femmes-mère, épouse, belle-mère, militantes dévouées – dont le courage et les efforts lui permirent d’accomplir son rêve : briser l’ordre ancien, fonder le pouvoir du Parti. La révolution faite, le monde nouveau fut un monde d’hommes détenant l’autorité et les honneurs. Aux
femmes les tâches les plus humbles et la vie quotidienne. Certes, la révolution proclama l’égalité totale des droits pour elles. On vit bientôt ce que cette égalité signifiait. Le droit de participer aux travaux physiques les plus durs, tout en continuant, comme avant, à mettre au monde des enfants, à nourrir ceux qui dépendaient d’elles dans l’enfer d’une pénurie Chronique. Cette conception étonnante de l’émancipation des femmes fut reprise dans toute l’Europe du Centre et de l’Est à l’heure des révolutions de 1945. Et les photos jaunies desélites politiques – partis et gouvernements – de << l’autre Europe ›› sont toutes semblables, rien que des hommes pour décider du sort de toutes les sociétés. Pourtant, les femmes se sont battues tout le temps, sur tous les fronts.
A la guerre où elles ont remplacé les hommes pour faire tourner l’économie et résisté à l’occupant là où il se trouvait. Dans la dure vie ‚quotidienne où elles couraient sans cesse de lamaison, si démunie de’tout, au travail sous-payé par rapport aux hommes (l’égalité toujours), en passant par les interminables queues. Guère de contraception, sinon les avortements répétés, peu ou pas assez de crèches, l’angoisse de laisser les enfants livrés à eux-mêmes, une vie privée brisée souvent par la promiscuité de logements partagés et des repères moraux incertains, voilà ce que fut l’existence de la majorité d’entre elles. Et pourtant, ces silhouettes déformées tôt, ignorantes de toute élégance, comme elles sont émouvan-tes ! Elles dissimulent des femmes conscientes de leur destin. Conscientes que leurs diplômes – elles en ont_autant que les hommes – leurs qualifications professionnelles ne leur ont, jusqu’au moment où le système ‚communiste a commencé à s’écrouler, donné d’autre droit réel que de continuer à porter sur leurs épaules fatiguées la société dont elles étaient issues. Les féministes occidentales, qui, périodiquement, tentaient d’effectuer une percée à Moscou, Prague ou Sofia, s’étonnaient toujours. Une telle vie et point de mouvements féministes ! C’est précisément qu’à vivre ainsi, à porter à bout de bras, dans la difficulté de chaque instant, sa vie et celle d’autrui, on n’a
guère le temps de revendiquer. A peine le temps de reprendre souffle pour repartir à I’assaut des problèmes insolubles du quotidien. lncapables de se frayer un chemin vers le pouvoir, où elles auraient pu peser pour modifier leur sort- de-ci de-là, des femmes députés ou << chef ›› de quelque chose n’étaient que des alibis au pouvoir et aux privilèges masculins – ces victimes premières du système tiennent pourtant une place centrale dans la résistance de l’esprit. D’Anna Akhmatova, l’un des plus grands poètes russes de ce siècle, a Doina Cornea, le lien est évident. Elles incarnent l’uni-versdes femmes qui ont assuré la survie de sociétés écrasées et la force de l’esprit qui permet aujourd’hui la renaissance des valeurs communes à l’humanité. Que les femmes ne soient pas encore au premier plan des équipes politiques qui s’installent n’a rien d’étonnant.
Trop longtemps tenues à l’écart, trop accablées de tâches, il leur reste à entrer dans les systèmes du pouvoir où assurément elles sont capables dechanger et d’humaniser leur pays.
ELLE, 26.02.1990, str.50-51